jeudi, août 06, 1992

Je n'ai pas prévu ce que nous vivons ici

un entretien avec Daniel Costantini

Pour leur première participation aux Jeux olympiques, les handballeurs français se sont qualifiés pour les demi-finales. Ils disputeront leur prochain match jeudi 6 août, contre la Suède, championne du monde en titre. Ce résultat est dû en grande partie au travail de Daniel Costantini, quarante-neuf ans, entraîneur national depuis 1985, qui, avant le début du tournoi, pensait que ses joueurs se classeraient au mieux septièmes ou huitièmes. " Comment l'équipe de France, naguère très effacée dans les rencontres internationales, se retrouve-t-elle parmi les quatre meilleures du monde à l'issue de ce tournoi olympique ? _ C'est très difficilement explicable parce qu'être déjà septième ou huitième était un pronostic raisonnable mais raisonnablement haut, parce qu'il fallait tout de même battre la Roumanie, au troisième rang mondial, ou l'Allemagne, ou l'Espagne en plus de l'Egypte. Etre sixième, c'était encore plus osé puisqu'il fallait battre deux de ces équipes que d'habitude nous ne battons jamais. Et puis là, à part la CEI qui a gagné d'un seul but d'avance, à la dernière minute, parce qu'on leur a fait un cadeau, on a battu tout le monde. " Pour un entraîneur comme moi, qui est un pragmatique croyant aux progressions lentes, aux gains de dixième de seconde, c'est inexplicable rationnellement parlant. Mon équipe est en train de franchir un pas incroyable au plan collectif mais surtout au niveau individuel. _ Cependant, il y a tout de même des motifs à ce succès ? _ Il y a bien sûr l'effet olympique. On se retrouve dans un contexte tout à fait différent d'un championnat du monde et des barrières que l'on se donne habituellement ; peut-être que l'on a moins tendance à les respecter parce que ce sont les olympiades, qu'il y a trois médailles à distribuer et que l'on se dit : pourquoi pas ? Mais ce qui me confond le plus, c'est le brio de nos joueurs, leur état d'esprit et surtout leur créativité et leurs performances individuelles. Nos joueurs non seulement se hissent au niveau des meilleurs, mais sont les meilleurs. _ Pourquoi se surpassent-ils ? _ Il y a plusieurs choses qui peuvent être mises en exergue. Nos joueurs ont bénéficié d'une excellente préparation. Nos structures de formation sont bonnes, nos clubs commencent à être performants, mais nous n'avions jamais trouvé dans une compétition internationale le déclic. Est-ce que ce déclic a été le premier match gagné contre l'Espagne, que l'on n'avait pas battue depuis vingt-trois ans ? L'Espagne qui organise les J.O. et qui en plus les disputes à Granollers, le fief du handball espagnol. L'Espagne qui est favorite de la compétition. C'est assez extraordinaire que ce soit chez eux, le jour J, que finalement les Français arrivent à vaincre ce signe indien. Je leur ai donc dit : " Si on est capable de battre l'Espagne, on est capable de battre tous les autres. " _ La France va rencontrer la Suède, championne du monde, en demi-finale... _ On les a battus dans un match amical à Marseille. Lors du challenge Marrane, à Paris, on a fait match nul et ils nous ont battus un mois plus tard au tournoi pré-olympique de Castelnau, de trois buts, lors d'un match équilibré. Mais la Suède ici, c'est tout à fait autre chose. C'est une arme de guerre qui est venu confirmer son titre mondial. N'oublions pas aussi que les Suédois sont organisateurs dans six mois des championnats du monde et qu'ils sont remarquablement préparés. " Pour les battre, il faudrait que l'on accomplisse une performance encore plus grande que ce que l'on a fait jusqu'à présent. Et ce que l'on a fait, cela me paraît déjà tellement énorme que personnellement je ne sais pas si ça va pouvoir continuer. Pour battre ce pays, il faudra être du niveau d'une médaille d'or, et si on est médaille d'or on aura donc joué deux finales, dont une en demi-finale pour prouver au monde entier que l'on est du niveau des champions du monde. Mais j'ai toujours été pessimiste de nature...

Tuer le père _ Quel est le secret de Daniel Costantini ? _ Je n'ai aucun secret. Je suis quelqu'un de très rationnel, de très pragmatique, quelqu'un qui a toujours respecté les filières, qui a tenu à ce que chaque progrès soit justifié. Et puis, tout d'un coup, je me trouve à la tête d'une équipe qui m'emporte dans une aventure. La seule faveur que je m'accorde ici c'est de les laisser agir, c'est-à-dire de ne pas vouloir imposer des méthodes qui étaient les miennes quand on était des besogneux. J'ai maintenant une équipe qui vit sa propre aventure. Elle n'a plus besoin que je lui tienne la main. Ma griffe, si je l'ai imposée, c'était avant. Maintenant, ils sont en train de tuer le père. C'est peut-être un des éléments qui font qu'ils n'ont pas ici de limites. Tout ce que je leur avais demandé, ils le font mais multiplié par dix. _ Et le père accepte de se laisser tuer ? _ C'était un peu un rêve. Quand on se targue d'être pédagogue, professeur d'éducation physique de formation, l'objectif est toujours l'autonomie dans la responsabilité des gens que l'on entraîne. Et c'est vrai que dans le sport on arrive souvent au contraire. A force de préparer les gens à la performance, on finit par les assister et par en faire des jouets dans les mains de l'entraîneur. J'avais encore l'impression, il y a deux ou trois ans, d'être un montreur de marionnettes et là, finalement, je suis peut-être arrivé à ce que je n'espérais pas : constituer une équipe qui vit sa vie selon sa propre nature. Quand l'on dit que gouverner c'est prévoir, je n'ai pas fait un bon acte de gouvernement parce que je n'ai pas du tout prévu ce que nous vivons ici. _ Quelles seront les retombées sur le handball en France ? Est-ce que le même phénomène que celui qui s'est produit avec le hockey après les Jeux d'hiver va se renouveler, c'est-à-dire que tout va retomber comme un soufflé ? _ Ça me paraît impossible qu'un tel investissement, à un moment tellement privilégié, ne soit pas récupéré par la fédération. Il y a tout de même une grande différence avec le hockey qui, lui, était moribond. Sa performance à Albertville n'a pas permis de récupérer un corps vraiment très malade. Au contraire, les clubs de handball sont dans une progression exponentielle. Il ne faudrait pas pour autant tomber dans la folie de l'inflation des salaires. Je voudrais surtout que la fédération se retrousse les manches, fasse œuvre de professionnalisme quant à la récupération d'une telle aventure, parce que si elle n'était pas capable de se positionner maintenant parmi les meilleurs sports collectifs français grâce à cette promotion acquise ici, ce serait rédhibitoire. "

Bole Richard Michel. - Le Monde, l'édition du 06 août 1992