lundi, août 03, 1992

Les copains d'abord

Mais qu’est-ce qui leur arrive à ces inconnus du grand public et du gratin mondial du hand, quasiment assurés de se retrouver dans les quatre premiers du tournoi ? C’est l’aventure d’un groupe, nous dit Denis Lathoud, un homme heureux

ARRET sur image à 90 secondes de la fin du match. A droite, un type en jaune complètement désemparé, déboussolé, groggy. Alexandru Radu cherche un regard chez ses partenaires. Les autres baissent la tête. Un homme triste le paraît dix fois plus quand il est grand. Et le malheur de Radu, à cet instant précis, est de mesurer 2 mètres. A gauche, un type en bleu complètement hilare, euphorique, heureux jusqu’aux larmes. Philippe Gardent vole sur un nuage. En deux visages, tout est dit. La Roumanie a perdu, la France a gagné.

Résumée comme ça, noyée dans la boulimie des compétitions et des résultats, une victoire dans la phase préliminaire du tournoi de handball n’a l’air de rien de plus qu’une victoire. Pas celle d’hier. Et, franchement, pas pour faire dans la cocoricomanie ambiante. Car ce que sont en train de réaliser les Français est peut-être ce qui manquait à ces Jeux. Un petit courant d’air dans une fournaise qui finit par tout rendre un peu lourd et somnolent, une surprise à usage et à message multiples.

Sur le plan sportif, bien sûr. Leur place quasiment assurée dans le dernier carré de l’élite mondiale du handball - à moins d’un invraisemblable retournement de situation - est un exploit authentique du groupe emmené par Daniel Costantini. Et pourtant, le hasard n’est pour rien dans cette dynamique du succès. On regarde jouer les Français et ils jouent merveilleusement bien. Tactiquement, techniquement, physiquement, collectivement.

Surtout collectivement. Leur manière même de jouer, de se parler, de s’encourager, de privilégier le « nous » sur le « je »

Les 26 buts d’hier sont marqués par 9 joueurs différents -, de vivre ensemble sans se tirer dans les pattes par presse interposée - voir les athlètes américains ou les basketteurs espagnols pour comprendre - fait passer un souffle qui se fait rare dans ce monde. En bref, cette équipe nous donne ce que l’on cherche parfois désespérément : l’éthique d’un sport collectif.

C’est vrai qu’on peut toujours citer les prouesses de Thiébaut, l’homme volant dans sa cage ; les remontées fulgurantes de Richardson, crinière rasta au vent ; les contorsions invraisemblables de Gardent à ras du parquet, avec cette impression de planquer ses 183 centimètres ; la puissance des tirs de Lathoud ou les numéros de voltige de Meunier. Mais cette somme de qualités individuelles ne suffit pas à bâtir une équipe. Le plus est ailleurs. Dans un groupe de copains qui croient à certaines valeurs. Message décapant et rassurant quand on en parle avec un garçon comme Denis Lathoud, vingt-six ans, joueur de Vénissieux avant de l’être à Nîmes dès septembre, rencontré dans l’euphorie de la victoire d’hier.

D’abord bravo, Denis. Vous êtes crevés, mais on a tellement envie d’en savoir un peu plus sur cette équipe. Vous avez du temps ?

J’ai toute la vie si vous voulez. C’est extraordinaire, ce qui nous arrive. Un rêve qui continue. On savait que ce quatrième match face aux Roumains serait difficile. Mais eux sont sur la pente descendante, nous sur l’autre, et ça a fait la différence. On les a beaucoup fait courir et on a fini par les user en seconde mi-temps. C’est bien, je ne sais pas quoi dire d’autre, tellement je suis heureux.

On parle déjà d’une aventure française. Ce n’est pas un peu trop tôt ?

Ce que l’on peut déjà dire, c’est que nous sommes la révélation française de ces Jeux. On est même un peu devenus la coqueluche du village olympique. En tout cas, cette fois, ça y est ; à moins d’un retournement de situation, on est en demi-finale, et c’est déjà extraordinaire. Dans cette réussite il n’y a pas de secret. C’est la solidarité du groupe, c’est le fait de travailler ensemble depuis cinq ans, et je peux vous assurer qu’il n’y a jamais eu de problèmes entre les joueurs. Et s’il y en a, ça ne dure jamais plus de deux minutes. Quand on s’entend bien en dehors du terrain, ça a forcément des répercussions sur la façon de jouer. Quand on ne part pas favori dans un tournoi, ce qui était notre cas, c’est la solidarité du groupe qui fait la différence. Sans cela, on n’aurait jamais pu battre les Espagnols chez eux ou les Roumains, qui sont tout de même les troisièmes mondiaux.

C’est la victoire contre l’Espagne qui a été un déclic ?

Peut-être pour la presse, qui nous oublie souvent, mais pas pour nous. On a vécu cette première victoire comme la confirmation de tout le travail effectué, et la continuité des matches gagnés en Tchécoslovaquie et en Hongrie. On voulait montrer aux Français que le handball existe chez nous, et il n’y a pas mieux que les jeux Olympiques pour le prouver.

Vous aimez la comparaison avec l’équipe de France de tennis qui avait remporté la Coupe Davis ?

Oui et non. Oui parce qu’étant lyonnais j’ai vécu ça d’assez près, et j’avais retrouvé cet esprit d’amitié et de solidarité. Mais l’équipe de France de tennis n’a pas poursuivi dans ce sens-là, alors qu’on peut espérer continuer dans la mesure où nous sommes un groupe relativement jeune.

Tout est possible maintenant ?

Ah oui ! tout est possible. On y croit vraiment. Je peux vous dire que même contre la Suède, qui est championne du monde, on ne lâchera pas le morceau, et je vous promets qu’on fera tout pour aller en finale. On a eu peur une seule fois dans ce tournoi, c’était contre la CEI. On se disait : ils sont intouchables, intouchables, et au fil des minutes on s’est aperçu que tout était possible. Il nous a juste manqué un peu de maturité qu’on est en train d’acquérir à chaque match.

Quoi qu’il arrive désormais, vous aurez fait un truc ?

Ah oui ! Totalement. Personne, je dis bien personne, n’aurait parié sur notre place en demi-finale. J’aimerais bien que tout ça serve à ce qu’on joue un peu plus au hand en France. On en a parfois un peu marre d’être dans l’ombre au niveau des médias alors qu’on travaille autant que les autres, et qu’on en a bavé dans les trois mois de préparation.

De l’un de nos envoyés spéciaux Gilles Smadja

Article paru dans l'Humanité édition du 3 août 1992.